Louis Oscar Roty (1846-1911)

         Un graveur dans la République

 

 

SOMMAIRE : Introduction | Un parcours | Roty et le portrait | La célébrissime Semeuse et ses secrets | Une renommée internationale | La médaille de mariage

Lorsqu'au lendemain de Noël 1897 la France étrenne la nouvelle effigie
de sa monnaie sous la forme révolutionnaire de la Semeuse, nul ne s'attend à l'énorme succès de ces petites pièces d'argent de 50 centimes, les premières sorties de la frappe. Leur créateur, Louis Oscar Roty, est certes déjà connu du public, mais en quelques jours, c'est la gloire.


Enfant issu d'un milieu modeste, il avait rêvé d'être peintre au grand dam de son père. Ayant malencontreusement perdu la pièce de 10 francs or épargnée en cachette par sa mère et qui devait servir à l'achat du matériel de peinture, il se met à la gravure, et ne touchera jamais un pinceau. Heureux égarement ! Elève de Dumont, de Boisbaudran, de Ponscarme, il reçoit une solide formation classique et très complète de dessinateur, de modeleur, de sculpteur, et bien sûr de graveur, à laquelle il restera fidèle sans éprouver le besoin de changer le style qui correspondait si bien à ses goûts, à ses pensées même. Il va plutôt le porter à sa perfection, aussi bien formelle que symbolique. Mais ses débuts professionnels sont très difficiles.

Le Prix de Rome de Gravure en 1875 ne lui garantissait aucune clientèle. Sans le soutien et l'aide matérielle de son beau-père, le Maître ferronnier Pierre Boulanger qui travaillait avec Viollet-le-Duc, nul ne sait quelle carrière eut été la sienne… Il donne pour vivre des cours de dessin où il le peut. Toutefois une grande qualité semble le servir : Roty attire la sympathie, l'amitié, et sait toujours se montrer à la hauteur de l'impression qu'il laisse par sa fidélité, sa droiture, son urbanité sans affectation, parfois sa drôlerie qui déride les plus distants. Des relations qu'il s'était faites à Paris et à Rome, aucune ne l'abandonnera, et certaines pouvaient avoir de l'influence.





Un parcours exemplaire

Il est de tous les concours, prend des commandes de sculpture (par exemple pour l'Hôtel de Ville de Paris), figure dans toutes les expositions. On finit par le connaître, par le reconnaître. Les commandes, peu à peu, arrivent, il s'était fait un nom. Lorsqu'un siège se trouve disponible à l'Académie des Beaux Arts, il a la bonne fortune d'être élu en 1888, à 42 ans, benjamin de l'Académie. Au banquet qui s'en suit, le père, toujours sceptique, ne glisse-t-il pas à son voisin : « Croyez-vous que mon fils réussira un jour ? » Patiemment, il avait imposé son langage. Devant les dessins et les cires sur ardoise exposés ensemble au Musée Roty, on comprend mieux la qualité particulière de ses créations qui est due, d'un point de vue technique, à l'usage qu'il fait du nouveau « tour à réduire », mécanique complexe permettant de retrouver en petit format tous les détails d'un relief exécuté en plus grande taille, par exemple au diamètre d'une assiette.

Le dessinateur et modeleur hors pair qu'il était ne pouvait que trouver avantage à un tel dispositif. Ses dispositions d'origine se lisent dès la « Femme à sa toilette » de 1878 (il était encore à Rome). Le sujet est anecdotique, on est loin des commandes d'Etat, mais le traitement est déjà caractéristique : la pose originale de dos, le léger déhanchement sous le tombé de voile, un geste gracieux mais juste et retenu, c'est à notre avis la première œuvre « signée Roty ». Dernière marque du passé, le fond plat. Plus tard, chaque fois qu'il le pourra, Roty placera ses personnages dans un environnement, un paysage significatif, parfois quasi impressionniste.


Sachant également aller à l'essentiel, concentrer l'attention et susciter l'émotion avec peu d'éléments : voyez la médaille des funérailles du Président Carnot. Là aussi le vide est très présent, mais évidemment rempli du silence recueilli induit par l'étonnant raccourci des porteuses de la dépouille conduite au Panthéon. Les porteuses voilées de dos inhabituelles dont le nombre multiple le deuil de la République, le Panthéon, tout l'attirail antique mobilisé à bon escient pour nimber l'évènement d'une aura quasi mythique ; la composition audacieuse, mais pas gratuite, a pu passer pour son chef-d'œuvre (1898). De la Toilette aux Funérailles, l'espace d'une carrière fortunée. Il y exerce fréquemment son goût natif des paysages, qu'il prend alors plaisir à déployer en formats élargis faisant penser aux grandes peintures des classiques, non sans que l'on y remarque le plus souvent un côté intimiste et méditatif nous laissant partager les pensées du personnage : In Labore Quies (1890), Plaquette pour la Maison Christofle (1893).


           

Il crée aussi pour Christofle des gravures de bijouterie ou de couverts. Ses gravures ont abondamment servi en décoration d'objets précieux, bijoux, argenterie, il y avait véritablement une "mode Roty" qui a duré un certain temps.

Roty et le portrait


C'est par ailleurs un grand portraitiste : parmis beaucoup d'autres, Victor Hugo, Bartholdi (qui était son ami, et lui envoyait de petites aquarelles patriotiques), et surtout Pasteur, dont le profil est empreint d'humanité sous le regard incisif du chercheur. L'œuvre touche si bien son destinataire, que sur le coup il ne sait mieux réagir qu'en offrant à Roty son célèbre calot. Une frappe en or de ce portrait fut offerte au grand savant lors de son Jubilé à la Sorbonne, et en effet c'est bien ainsi que nous le voyons, « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change », comme dit si bien le poète.


Roty a l'art de rendre ses représentations emblématiques, de façon d'ailleurs toujours nouvelle,
sans jamais ennuyer.

La république casquée
























A la demande d'un profil classique de République, il répond par un souvenir d'étudiant, un célèbre dessin de Vinci (ou de Verrocchio, on ne sait), « L'homme au casque », qu'il modifie en posant le somptueux couvre-chef sur un visage régulier de jeune femme au regard sans agressivité, en contraste complet avec la caricature de guerrier rapace de l'original. Il en sera frappé des milliers d'exemplaires avec de nombreux revers différents selon les occasions et les besoins officiels.
Ce type de casque bien reconnaissable a du reste une origine antique et précisément monétaire, on le découvre sur les deniers de la République Romaine depuis 211 av. JC jusqu'à l'Empire. Il serait étonnant que Roty ne les ait pas connus. L'origine de ce modèle « ailé » quasiment stéréotypé est du reste assez obscure, car nous en connaissons peu d'exemples antérieurs significatifs, à part des monnaies de Velia, en Lucanie, apparues environ deux siècles plus tôt. Ces pièces de la colonie marseillaise présentent tantôt un griffon plaqué sur le côté du casque, tantôt l'aile seule, par métonymie. Et lorsque le cimier disparu du casque, il fut remplacé à Rome par une crête de griffon. On sait que Rome et Velia furent alliées un certain temps, jusqu'à ce qu'Hannibal s'installe au sud de l'Italie après la bataille de Cannes. Est-ce là l'origine des deniers romains, difficile à dire, mais ce modèle eut une belle descendance. Un seul autre exemple parait clairement attesté ailleurs, une drachme de Pharsale en Thessalie, mal datée (vers -350). Le profil féminin au casque ailé a donc presque 23 siècles lorsque Roty le reprend ! C'est Athéna, la fille de Zeus, industrieuse et pleine de ressources, le choix n'est pas un hasard. Ce type de monnaie relativement rare au départ, fixé et popularisé à Rome, présente évidemment un capital symbolique plus important que les têtes de souverains. Le griffon, à la fois aigle et lion, est un lien entre ciel et terre ; le gardien vigilant des trésors et des secrets ; il sert parfois de monture aux dieux : une coupe du musée de Vienne montre Apollon avec sa lyre sur le dos d'un griffon. Son nom grec signifie « énigme » (gryphos), ce qui le rapproche du Sphinx. Notons que l'Athéna de Phidias portait un casque orné d'un sphinx encadré de deux griffons.

Une curieuse peinture sur vase d'un griffon chevauché par un cavalier au bonnet phrygien introduit un lien avec cette coiffe, caractéristique de la Semeuse que nous analyserons bientôt. On ne voit plus ce que le cavalier tenait dans sa main droite, mais le signe solaire dessiné devant lui ferait penser à Apollon. Il y a dans la médaille de Roty une rencontre, certes pas fortuite, avec le renouvellement de ces thèmes à l'époque, y compris sous leur forme républicaine, avec la naissance de la psychanalyse aussi, lorsque la tête du personnage prend la place du griffon dont il ne reste que l'aile et la crête sur le casque, signe de prise de conscience, de révélation intérieure. Ce profil est à rapprocher de la sculpture la plus célèbre de son ami Van Der Stappen, « Le Sphinx » (1897), dont il offrit un jour à Roty un superbe exemplaire. Le bronze montre un adolescent au visage pensif et androgyne portant un casque orné du griffon, tandis qu'un dragon sans ailes encercle la base. Freud et Jung auraient pu se plaire à commenter cette œuvre, unique en son genre. Gravure et sculpture se répondent ici dans un style classique puisant à la source antique, la gravure davantage « politique », la sculpture plutôt « psychologique ».




Mises en scène

Exemple de mise en scène, cette fois, avec la médaille de la Préfecture de Police de Paris. L'anachronisme du personnage, dans un bureau XIXème à l'atmosphère studieuse, le désigne comme symbole convenu, mais là encore la composition adaptée soutient l'intérêt : la Préfecture n'ignore pas ce qui se passe à l'extérieur, dans son dos, prend les mesures appropriées. Le tout est suggéré par la seule posture du personnage faisant le lien du dedans au dehors, avec l'usage de la fenêtre, inventé en peinture à la Renaissance, et qui permet de faire entrer dans la scène tout un monde à la fois réel et symbolique, ici les monuments du cœur de Paris.

Même dispositif sur la plaquette pour les Travailleurs du Nord, dont nous possédons le dessin original (une sanguine) et la cire, chose rare, car Roty ne gardait pas spécialement ses dessins, et les cires, très fragiles, ont le plus souvent disparu. Le sujet, d'intitulé plutôt ingrat, a pourtant inspiré une œuvre aux significations multiples et bien intégrées : l'homme appuyé à son établi et lisant le journal, la femme à son tricot, dehors le paysage du labeur aux champs ou à l'usine, au loin. L'importance au premier plan de la femme attentive permet d'imaginer que Roty pensait au soutien qu'il a toujours trouvé auprès de son épouse. Cette mise en scène limpide donne un état de société.

Son titre nous rappelle le sentiment de l'artiste qui n'oublia jamais ses origines, et ne perdit jamais espoir pour lui-même ni pour les autres, comme le souligne la présence du soleil dans cette composition intimiste, sereine et ouverte, dépourvue d'ostentation, accordée à toute une part de son idéal artistique.

Afin de mieux situer Roty dans le monde des arts européens de son temps, rappelons en écho à cette œuvre le mot du peintre Edvard Munch vers la même époque :« On ne peut pas peindre éternellement des femmes qui tricotent et des hommes qui lisent : je veux représenter des êtres qui respirent, sentent, aiment et souffrent. » Le peintre du célèbre « Cri » participait au grand mouvement qui disloquait la vision des arts issus de la Renaissance et toutes les valeurs intellectuelles qui s'y joignaient, par un retour à l'instinctif, à la sensation, à l'impulsion d'un côté, vers l'abstraction d'un autre. On sait comment une part de tout cela devait participer un jour, même involontairement, à des climats idéologiques violents ; après avoir manifesté son admiration pour Munch, un certain Goebbels allait accrocher dans son bureau des peintures expressionnistes de Nolde, avant de les traiter ensuite de « dégénérées »…

Même si la gravure, qui est restée un art plus traditionnel, fait moins d'étalage et suscite moins de passions que la peinture, Roty est à l'opposé de ces craquements, comme des tragédies qui allaient suivre inévitablement et qu'il eu le bonheur de ne pas connaître.

Non que la médaille, et même précisément la monnaie, n'ait pu connaître dans le passé un style extrêmement dynamique, à la fois schématique et débridé. Mais c'était il y a fort longtemps, sur les monnaies celtes, où toute une mythologie s'est répandue avec une variété et une vigueur uniques, jusqu'à l'abstraction formelle. Cet incroyable déploiement d'une métaphysique sur le monnayage restera sans suite pendant vingt siècles. Une lointaine héritière va lui venir, dans le contexte d'un autre monde, avec la Semeuse de Roty, nous semble-t-il, et nous allons voir comment.

La célébrissime Semeuse et ses secrets

On peut dire qu'en opposition au mouvement de disparition de l'art classique dont nous parlions, cette figure rassemble en elle l'héritage de l'Antiquité, de la Renaissance, de la Révolution, et de l'Idéal national, comme une sorte de point d'orgue : de l'ébullition des monnaies gauloises à la remémoration de la Semeuse, les deux bouts de la chaine en quelque sorte.

Portant fièrement son bonnet phrygien, cette cousine de Marianne éminemment symbolique vient pourtant de bien plus loin que 1789. Le fameux bonnet dont la remise signait l'affranchissement des esclaves à Rome, et dont les vainqueurs de la Bastille assurèrent la fortune historique, renvoie à des mythes autrement plus anciens si l'on pense aux personnages qui l'ont porté dans les mythologies antiques. Ils ne sont en fait que trois, Mithra, Attis, et Orphée.
Or, comme nous pensons l'avoir montré dans un autre texte, il s'agit de trois figures non seulement de la plus grande importance dans l'histoire religieuse occidentale, mais qui en outre présentent chaque fois un aspect bénéfique pour l'humanité. Caractéristique qui les rapproche du contenu pédagogique recherché tant par Roty que par ses commanditaires d'alors au Gouvernement.

Des deux premiers nous connaissons surtout la vision romaine, du fait de leur succès particulier durant tout l'Empire. Ils illustrent des croyances bien antérieures au système olympien des grecs. Mithra était un dieu d'origine indo-iranienne, largement adopté dans l'armée romaine, car considéré comme l'agent de la divinité suprême, celui qui maintenait l'ordre du monde, dieu de la lumière, de la justice, des serments respectés, appelé Soter (sauveur), ou Sator (semeur !). Il était censé conduire les défunts dans l'autre monde, et aussi en créer un nouveau lorsque le nôtre disparaîtrait (on voyait large !).

Attis était le « fils » de la déesse phrygienne Cybèle, assimilée à la « Mère des dieux et des hommes », dispensatrice de la vie, mais sauvage et impérieuse.
Toujours coiffé de son bonnet, Attis que la jalousie de sa mère avait poussé au suicide, était ressuscité sous le symbole du pin, arbre toujours vert, image de la permanence de la nature vivante. L'Empereur Julien, dans un célèbre texte « Sur la Mère des dieux », parle du « bonnet constellé d'étoiles » offert au fils par la génitrice toute puissante. D'un point de vue mythologique, on peut considérer la Semeuse comme la réunion en un de la mère et du fils dans le cycle du vivant, soulignée par les semailles, au demeurant fort bien accordées au mythe lui-même. Il y a en elle un côté viril, dans son action comme dans son couvre-chef.


Orphée quant à lui n'était pas un dieu mais un héros civilisateur. On le disait originaire de Thrace (actuellement la Bulgarie), comme les dieux Dionysos et Apollon qu'il servit successivement. Ce que nous savons sur les doctrines « orphiques » se réduit à peu, mais elles influencèrent la philosophie de Platon qui en parle à plusieurs reprises. Dire d'Orphée que son chant apprivoisait les fauves, déplaçait les arbres et les rochers, calmait les tempêtes et les discordes, parvenait même à fléchir les implacables divinités de l'enfer, c'est lui attribuer la maîtrise des éléments du Cosmos. C'était aussi un grand initiateur, rénovateur ou créateur de nombreux Mystères antiques. Certains disaient que Zeus l'avait puni pour avoir trop révélé aux hommes.

Ainsi ces trois personnages mythiques font-ils référence au côté bénéfique de la divinité et de la connaissance des secrets, aux puissances secourables pour les hommes dans l'économie du monde.

Une symbolique complexe

Etre coiffé d'un bonnet phrygien a donc un sens beaucoup plus vaste, plus trouble parfois, plus profond, plus émancipateur qu'on le croirait d'abord. Un sens bien sûr politique, mais aussi mythologique, philosophique. Et cosmique, en rapport sur la monnaie avec le soleil de la Semeuse, à l'ambiguïté fort opportune : il préside à la fois à l'œuvre de mort crépusculaire pour le grain jeté en terre (on semait à la main le soir), et à la future éclosion de la vie sous l'aurore naissante (« Aurora consurgens »), une fois la Semeuse (et la nuit) passée puisque l'astre est derrière elle, ce que certains n'ont pas compris ; ils l'auraient préféré devant, trahissant par là un manque de sagacité !

Ce soleil, remarquons-le, est un élément ajouté par Roty tout à la fin. Il ne figure pas sur la cire pourtant bien aboutie de 1896, signe que le graveur méditait son travail jusqu'au bout. Il a cherché, et trouvé, le moyen de cristalliser la plus grande densité d'enseignements essentiels sur le plus petit nombre d'éléments lisibles et immédiatement compréhensibles, accordés entre eux de façon naturelle. Bien qu'ils demeurent, nous l'avons vu, extrêmement ambivalents (homme/femme, matin/soir, naissance/mort) tout en restant clairs, et surtout déployés dans un mouvement qui n'a pas d'équivalent sur une autre monnaie.

Une anecdote en marge, de celles qui accompagnent parfois les grandes œuvres d'un sourire.
Tous les commentateurs, qui se recopient entre eux, vont racontant que parmi les modèles professionnels employés par Roty, une certaine Charlotte Ragot avait posé pour la Semeuse, et nous avons même pu lire qu'elle le devait à des relations particulières avec l'artiste ! Tout ceci est de l'invention. Charlotte cessa de poser l'année de son mariage, en 1890.
Nous avons longtemps cru que l'unique modèle ayant posé avait été une jeune italienne, dont la famille était immigrée depuis peu en France. Elle se nommait Rosalina Pesce, et ne posa plus pour lui par la suite. Bien plus tard, vers 1960, une vielle dame se présenta sous ce nom à Georges Roty, lui laissant une photo d'elle déjà âgée, puis disparut sans retour ! Mais nous avons appris sa date de naissance : 1885 !

En 1896 , date de cette création, elle avait donc onze ans ! En vérité, si l'on regarde l'œuvre de près, divers indices suggèrent une recomposition. La pose n'indique pas un modèle portant un lourd sac de grains longuement tenu, mais reste élégante comme il sied à une monnaie nationale. Le sac a visiblement été ajouté ensuite. Comme le nom de Rosalina n'est pas inventé, notre hypothèse est que le visage a été choisi à part et rapporté, ainsi que Roty, on le sait, l'a fait dans d'autres travaux. Le profil juvénile aux traits bien marqués, différent de celui de la célèbre photo, est donc sans doute celui de Rosalina. Quant au modèle en pied, son identité demeure mystérieuse.

 

Une renommée internationale

Mais avant la Semeuse, le graveur avait déjà grande réputation. Le musée de Hambourg ayant le premier ouvert une section entièrement réservée à la médaille, il le visite en 1895. Une fois encore, « l'effet Roty » va jouer : le conservateur, M. Lichtwark, est très accueillant, et une grande sympathie rapproche les deux hommes.

Il se trouve que Lichtwark était, outre un homme de goût, un ami personnel de l'empereur Guillaume II, qui peu après le charge de demander à Roty s'il veut faire son portrait et celui du chancelier Bismarck ! On imagine l'effet de cette requête lorsqu'elle s'ébruite ! Roty, trop engagé au plan national, ne peut accepter, mais il faut souligner l'absence de préjugé du Kaiser et sa clairvoyance en la matière, sur les conseils, on peut le supposer, de l'excellent Lichtwark. La réponse officielle, c'est la médaille « Patria non immemor », qui relève le deuil de 1871 et l'annexion de l'Alsace-Lorraine par le Reich.

Cet empêchement ne rebute aucunement Lichtwark, qui fait connaître Roty en Allemagne et lui écrit avec émotion : « J'ai à vous exprimer les sentiments d'une très vive reconnaissance, car c'est votre œuvre avant tout qui a produit chez nous le nouveau mouvement en faveur de la médaille. C'est vraiment très curieux d'observer l'action exercée par votre exposition […] le Sénat qui décrète la réorganisation de la médaille officielle, l'Etat qui ouvre des concours pour connaître les talents à développer…je m'aperçois que je n'ai pas écrit la lettre officielle promise. Ne m'en veuillez pas je ne puis…. De tout cœur à vous, Lichtwark. » Sentiments et comportement qui allaient disparaître pour un siècle…




La médaille de mariage

Nous voudrions achever cette visite chez Roty par un regard sur l'une des rares œuvres de l'artiste encore disponibles en dehors de sa Semeuse, la très belle Médaille de Mariage, que nous avons plaisir à offrir lorsque nous savons la mettre en bonnes mains.

Selon Georges Roty, lors du mariage de ses parents Oscar n'avait pas de médaille à remettre pour la cérémonie (cela se faisait à l'époque), et pris de court la remplaça finalement par une pièce de cinq francs qu'il comptait bien garder en souvenir, mais par inadvertance elle servit à payer le fiacre au retour de l'église ! Cet incident, parait-il, lui resta toujours en mémoire, et des années plus tard il décida de graver une médaille à cet usage.

On y retrouve tout ce qui distingue son art, l'extrême sensibilité de sa touche, l'ample mise en scène d'une symbolique intemporelle, sans rien, notons-le, de spécifiquement religieux : là comme souvent, Roty grave un idéal culturel, et chaque détail a un sens au sein d'une rhétorique totalement classique. Mais avec tant de subtilité dans la réalisation , la composition, et tout simplement de beauté, qu'il y a là quelque chose de quasiment léonardesque. La femme ne laisse paraître aucune émotion et semble absorbée dans une pensée qui dépasse l'instant présent. L'homme regarde vers le soleil comme s'il le prenait à témoin. Car c'est en réalité le décors qui enrichit, élargit les significations. Dominant la scène, l'arbre rapproché de la femme souligne la notion de génération. C'est l'arbre de Vie. Sa forme en triangle pointé vers le haut tout de suite interpelle. En arrière la montagne ajoute son symbolisme terrestre, avec le soleil surgissant dont la mythologie prétend qu'il y réside, profondément enfoui, avant sa « naissance ».

Aux pieds des protagonistes deux détails symétriques et étranges, que rien n'appelait a priori dans la composition : un objet sphérique indéterminé côté féminin, une pierre grossièrement cubique en face ; mais rapprochés, cube et sphère indiquent habituellement la totalité céleste et terrestre, le fini et l'infini, d'autant mieux que par croisement les blocs servant de sièges aux personnages sont cubique pour la femme, arrondi pour l'homme. Entre eux une plante fleurie. Les fleurs à droite et à gauche sont accordées aux personnages. Mais si le lys ne surprend pas, l'autre côté est moins évident. Comme si le graveur s'était plu à soulever l'interrogation, car il n'existe pas de plante montrant à la fois ces coroles et ce feuillage. Pavots, pivoines ou renoncules, il s'agit pourtant de fleurs parlant de passion sous des modalité différentes. Le pavot est le plus souvent cité, ce qui induit une symbolique complexe car c'est la fleur de Déméter, un signe de mort et de résurrection. L'épouse, soumise et réservée conformément aux convenances de l'époque, règne en fait sur la scène où le masculin vient « passer alliance » avant de pouvoir rayonner d'une force nouvelle.

Une référence à l'antique

Si l'on partage la médaille en deux dans la hauteur, les trois éléments du paysage, arbre, montagne et soleil, se trouvent du côté féminin. Les mythes des origines à nouveau ne sont pas loin. Il y a cinq fleurs « dédiées » (trois lys et deux pavots), nombre nuptial, accompagnées du six au milieu (trois fleurs, trois feuilles), nombre du cosmos réalisé, de l'union des contraires. La métamorphose suggérée s'inscrit dans une narration harmonieuse et apaisée accordée au sujet de l'œuvre, évoquant la « conjonction des opposés » de la littérature alchimique, où l'on trouve dans les gravures des représentations rappelant géométriquement le schéma iconologique utilisé ici (ainsi le 21e emblème de l'Atalanta Fugiens, ou la figure19 de la Philosophia Reformata).

 

Nous ignorons les connaissances personnelles de Roty, mais à tout le moins retrouvait-il naturellement les éléments de ce que l'on peut tenir pour notre "héritage collectif". Il les utilisait dans son style limpide, illuminé de cette grâce qui lui est particulière, et que le meilleur talent ne peut seul donner.
Si attaché qu'il ait pu être à la tradition artistique et à des conceptions intellectuelles venues de loin, Roty adhérait complètement aux valeurs républicaines. Cet ordre doublement fondé, qui devait ensuite être bouleversé, il l'a porté dans ses gravures à son plus haut degré d'accomplissement, et en a rendu la lecture universelle.

P.M. Chantereau
Conservateur du Musée Oscar Roty



Ce texte est la reprise, complétée et amplifiée, d'un article d'abord paru dans la revue "Numismatique et Change" de septembre 2011
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